Nicolas Giuliani
La terre s’est ouverte sous nos pieds. Le paysage s’est déchiré
de l’intérieur – un cyclone est passé, le monde a tremblé dans
cette fureur. La mer a avancé dans les terres, des villages ont
été arrachés, retournés, vomis dans des champs de pierres
et de cadavres. Le monde des hommes a cessé de tourner,
frappé au corps de son souvenir. Des hommes hagards, le
visage retourné, sortent de terre, descendent des arbres. Ils
reviennent d’un coin du monde qui les a protégés – une cachette,
un abri, un trou. Ce sont des survivants. Ce sont peut-être des
fantômes, le grand drap du cinéma est tombé.
Ça commence comme un balbutiement, après le drame, dans
un paysage apocalyptique. Lentement, les hommes reprennent
la tâche, et dans l’air recommencent le geste. La parole
remonte jusqu’à nous. Lav Diaz est là. Il enregistre, il filme ces
visages, ces hommes qui se tiennent debout et racontent. Il
faut réparer, avancer, compter les morts, faire d’un paysage
ce que l’on fait d’un visage familier soudainement secoué par
une émotion inconnue : le comparer avec le précédent, étudier
sa disparition, ce qui le renouvelle – le dépaysager. On retrouve
sa maison encastrée dans celle du voisin. Chacun a ses
confessions. « Ma mère est partie. Où sont mes enfants ? Mon
pauvre père. » Une blessure profonde tient le monde au ventre,
une béance – quelque chose est passé dans le réel, un gouffre
s’est ouvert dans la matière, sous nos pieds de spectateurs.
Mais un homme pleure. C’est Benjamin Agusan, un poète
philippin revenu de la Russie d’où il réside. Il est tombé à genoux,
il empoigne de la terre. Et comme si un mouvement plus sourd
provenant de sa volonté était aussi à l’oeuvre, il s’arrête. Tout
semble brusquement plus vide dans ce plan qui résonne. La
tristesse est immense. Lav Diaz a invité la fiction dans le réel.
Et alors qu’on tremblait en se demandant que faire de cette
beauté, de cette souffrance, Benjamin Agusan arrive à point et
prend en charge notre regard à la dérive. L’appréhension du
réel se fera par détournement, par le biais de la fiction. Mais ce
postulat romanesque est aussi une offrande érigée en principe
cinématographique : le documentariste a besoin de la fiction
comme d’une nécessité afin de saisir la complexité du réel, sa
fuite en avant, son bruit mat et sourd, sa profonde finitude et
digérer ainsi, modestement et avec sincérité, la fracture qui
se trouve entre le monde et nous, entre le réel et sa possible
représentation. Il y a une angoisse de la représentation,
une peur profonde de la forme qu’empruntera le réel pour
se mouvoir en elle – comment dire la mort, la blessure, la
mutilation ? Sans doute le documentaire, plus qu’aucune autre
expression artistique, se trouve-t-il à la frontière du visible et
de l’indicible. On montre le réel, on le révèle, ou on le cache.
On le soulève, on le déracine, on le surprend. De fait, il est
aujourd’hui entendu que Lav Diaz est comme tous les grands
cinéastes un documentariste, c’est-à-dire un filmeur qui élargit
les possibilités d’expression du réel par le biais de la fiction.
Benjamin Agusan pleure, il est le visage délaissé de ce
paysage de la désolation. A cet instant il est le caractère de
la compassion, et à cet égard le double du spectateur : il nous
relaie mais nous renvoie aussi une autre image. Nous voilà
calés sur le point de vue cinématographique de Lav Diaz : le
plus souvent la focalisation est externe et l’observation de la
situation prime sur son explication. La place du spectateur est
immense, et sa tâche doit être à la hauteur des espérances qui
sont fixées en nous : il faudra suivre le parcours de Benjamin,
affronter le deuil, la perte, l’errance, chanceler sous le poids
du souvenir et de la nostalgie, rêver d’amour, se heurter à la
mort et à la haine du pays natal. Le cinéma de Lav Diaz procède
par recouvrement et fixe son interrogation dans la question la
plus belle et la plus tragique de notre existence : celle de la
disparition. Etre au réel ou être au monde, c’est toujours faire
l’expérience de son inachèvement – un cinéma du réel nous
fait constater cette fracture, ce manque, cette absence. Cette
dimension du recouvrement s’inscrit dans le fer de la poétique
de Lav Diaz, car c’est un cinéma de la quête qui nous demande
à la fois de nous retourner et de nous avancer ; un cinéma de
la lutte qui nous confronte à la terreur du réel, et au souvenir
prochain de la pourriture qui nous guette – la mort est là, nous
demeurons en elle dans l’attente irrésolue de notre disparition.
L’homme chez Lav Diaz est soumis à une tension de l’existence
qui le déchire et le révolte. Il est hanté, dans sa farouche volonté
de vivre, par l’ombre du destin. L’apparition au monde se heurte
à son tragique effritement : c’est cette collision entre les deux
pôles de l’existence qui fournit au matériau dramatique de Lav
Diaz, son carburant et son feu.
Dans Death in the land of encantos (2007), c’était le parcours
de Benjamin qui incarnait cette quête. On le suivait, on prenait
ses pas, on s’ajustait à son mouvement. On le voyait dans
un contexte. On avançait dans cette grande fresque lyrique,
travaillée par le temps et ponctuée par les ellipses. On nous
donnait progressivement quelques indices qui comblaient
les lacunes et éclairaient les gestes des personnages à la
lumière d’un passé de l’ombre. On bâtissait des ponts entre les
personnages, entre les lieux et les actions : tout devenait limpide
malgré la virtuosité de la forme faite d’échos, de renvois, de
visions, de retours. Les lignes temporelles s’enchevêtraient. Le
passé revenait – la mère folle, la soeur tant aimée, des histoires
de famille, le corps d’une femme nue et endormie, sublimé par
des mots chuchotés. Le présent nous confondait en de longs
plans séquences. Le film interrogeait notre avenir et notre
Histoire ajustée dans un regard. Mais le recouvrement qui
était à l’oeuvre chez Benjamin, ce grand retour sur soi auquel
on assistait comme à une lutte secrète, perdue d’avance,
était métaphorisé par la catastrophe naturelle. De même que
le passé de Benjamin était enseveli sous les décombres du
temps, la terre natale aussi, après la catastrophe, avait perdu
la face. Dans les deux cas, il faut creuser pour retrouver ce qui
a été perdu, ce qui a disparu, ce qui est enfoncé. Car ce qui
a bougé dans une terre peut aussi bouger dans un homme :
l’analogie de la perte traverse les deux corps. Un grand souffle
est passé. La matière du monde s’infuse dans la personne de
Benjamin. Les palmiers, longs et aigus, tailladant le Ciel, la
mouvance gracieuse de leurs feuilles dans le vent. La pluie qui
ne cesse pas, la moiteur qui remonte et les ruisseaux gonflés.
Tout se tait, tout parle. Le bruissement du monde raconte notre
mélancolie. Dans la fiction, le réel est partout – séquences de
reportage et scènes romanesques s’entrecroisent, s’interrogent
mutuellement, se répondent, se creusent en de longs tunnels
dans les flancs du volcan, dans les vers du poète.
Le même principe de recouvrement est à l’oeuvre dans Evolution of
a Filipino Family (2004). Un enfant, Raynaldo, est retrouvé dans les
rues basses de Manille. Il est adopté par une mère folle, douce et
aimante, une femme qui flotte plus qu’elle ne marche, une présence
évanescente qui a tendu l’oreille au monde et aux coquillages de
la mer. Mais elle éveille la brutalité des hommes. Raynaldo reste
seul. Il grandit. La vie le trimballe, le secoue. Il connaîtra plusieurs
foyers : celui d’une grand-mère patriarcale et de ses trois petitesfilles
; celui des hommes, de Fernando et de ses fils. Le principe
de recouvrement dans ce film consiste à déplier ces seize années
d’existence tressées dans l’évidence du réel, pendant et après la
dictature de Marcos. La fiction documente, elle propose un point de
vue sur l’Histoire à partir d’événements intimes et familiaux. Elle se
hausse à la particularité de notre oeil. Car l’Histoire est saisie dans
les êtres, sous notre front, prise dans sa dimension individuelle – son
traitement est incarné, physique, jamais abstrait. L’Histoire habite le
monde et Lav Diaz soumet ce réel à des variations poétiques qui
déteignent dans les existences. Pas une des vies qui est en jeu dans
les films de Lav Diaz n’est pas soumise aux puissances de l’Histoire.
Les images d’archives et les entretiens nombreux qui scandent
l’évolution dramatique sont comme autant de pauses chantées
par des choeurs. Ce matériau documentaire donne des repères au
spectateur, fixe le réel, le jalonne, et par ce biais, pénètre la fiction et
la recharge. Car Lav Diaz orchestre un ingénieux va-et-vient entre
les événements politiques réels et leurs répercussions dans le récit :
Kadyo, l’oncle de Raynaldo, face au chef des guérilleros locaux :
« Marcos est au pouvoir depuis 24 ans » ; Kadyo dans une cachette,
écoutant l’interview du cinéaste Lino Brocka sur les relations entre
le cinéma philippin et le régime de Marcos ; Kadyo assistant à la
manifestation d’un mouvement politique de gauche. Mais dans le
cours du film, la circulation du fait politique se transmet aussi par
l’agencement de ses formes diverses. L’association entre les archives
et la fiction ouvre une brèche dans le récit. Le montage les conjugue
et les sépare, les combine et les disjoint. Les éléments sont liés les
uns aux autres dans l’évidence de la fiction, mais s’interrogent aussi
mutuellement et fracturent le réel. Cette intelligence du montage
est un chef d’oeuvre d’organisation du discours politique, car il ouvre
les points de vues. Lav Diaz n’impose pas une vision qui aplanirait
le réel dans une dimension unilatérale, mais rend plutôt compte
des contradictions dialectiques inhérentes à la réalité. Chez lui, le
politique est poétique, complexe, diffus. Il a pénétré les mailles du
réel et c’est au spectateur d’investir son champ de résonances.
Il faut écouter ce souffle épique qui ne tarit pas, ces grandes
vagues lyriques incrustées dans la surface du plan – faites de
noirs et de gris, d’écumes, de silences que charge l’existence
des hommes et qui se dilatent dans le quotidien romanesque
des personnages. Il faut faire corps avec ces films, il faut se
cogner aux flancs fumants de ces monstres – ces films sont des
bêtes rugissantes, le mufle chaud, rutilant. Il faut les frapper,
les enfourcher, les prendre contre soi, saignantes, pleines de
rages, de fureurs, de lances brisées dans le garrot. Il y a un
fantastique du réel, ou du moins une mystique, une force qui
le tient et le retourne en des visions surnaturelles. C’est dans
ce dépassement de la réalité, que Lav Diaz confère au réel
des visions déchirées qui le transmuent en une réalité plus
profonde, car plus intime, inscrite dans la trajectoire d’une quête
sensible pour la vérité. Ce cinéma éveille des vieux fantômes, il
les invite à sa table, sur le drap blanc parfaitement repassé de
nos songes. Il faut écouter ce bruissement mystérieux qui nous
égare, et par lequel pourtant, on nous offre de nous ressaisir et
de réévaluer l’intensité de notre rapport au monde.
Les grands cinéastes développent une mythologie de la
croyance à l’égard du spectateur. Ils ont confiance en nos
intuitions, en nos désirs. Et c’est ainsi, par la grâce d’un regard
soutenu, que l’on s’approprie ces grands films fleuves, dans la
limpidité de leur fait. Ce sont des films qui nous attendent, il
faut les habiter.
From Cinema du Reel, March 14, 2008
This is another unofficial site for Lav Diaz, "...the great Filipino poet of cinema." (Cinema du reel, Paris).
Subscribe to:
Post Comments (Atom)
No comments:
Post a Comment